Plusieurs études épidémiologiques et expérimentales ont montré que les perturbations de l’horloge circadienne (travail posté, jet-lag fréquent ou exposition nocturne à la lumière artificielle) sont liées aux maladies métaboliques incluant l’obésité et l’hyperglycémie. Travailler en horaires décalés a-t-il vraiment des répercussions sur le mode de vie du patient et a fortiori sur son alimentation et sa santé ? La question mérite d’être soulevée dans la mesure où environ 20% de la population est concernée.
Les horaires dits atypiques sont considérés comme des « aménagements du temps de travail situés en dehors du cadre de la semaine standard, y compris les horaires étalés entre 7 heures et 21 heures ». Cela correspond donc au travail dit « posté », au travail de nuit ou le week end. Selon les lieux d’exercice (entreprises, collectivités, secteur hospitalier…), des équipes successives se relaient pour assurer une production et/ou un service soit en continu (24/24h), soit en semi-continu (arrêt hebdomadaire). Travailler en usine en 3×8, travailler de nuit uniquement, exercer en milieu soignant, conduire des trains, bus, métros, être routier, personnel naviguant à bord d’un avion… ne sont que quelques exemples permettant de constater la diversité des situations et au-delà de cette diversité, la complexité de prise en charge de ces patients ayant un rythme de vie un peu « atypique ».
Quels sont les principaux risques ou conséquences de ces rythmes de vie ?
• Perturbation des rythmes biologiques
• Troubles de la vigilance et du sommeil par des rythmes circadiens et une horloge biologique
« déréglée » notamment dans le travail de nuit.
• Instabilité pondérale, Prise de poids (prévalence plus élevée pour le surpoids)
• Troubles cardiovasculaires dus à une mauvaise alimentation, augmentation de la consommation de café (allongement du temps d’endormissement, diminution de la qualité du sommeil entre autre…)
• Troubles gastro intestinaux,
• Fatigue, tabagisme, stress, etc.
D’un point du vue purement nutritionnel, l’apport énergétique de ces patients n’est pas forcement augmenté mais répartit différemment d’une alimentation normale notamment en prises extraprandiales sous forme de casse-croûte ou grignotages (environ 20% des calories de l’apport énergétique total), qui, ne nous le cachons pas, permettent de rester éveiller.
Toutefois, le coté qualitatif de l’alimentation, sa répartition ainsi que l’organisation des repas semblent être plus problématiques.
Cependant, aucune généralité ne peut être démontrée, on pourra donc considérer ces modes de travail comme des situations « à risque nutritionnel » et non une fatalité.
La médecine du travail peut être le 1er interlocuteur afin de dépister des troubles de la qualité de vie du patient ainsi que des troubles nutritionnels. La prise en charge diététique individuelle venant soit corriger des troubles ou, encore mieux, en prévention des risques !
Un risque accru de surpoids et d’obésité
On le pensait, on le croyait mais l’on n’avait pas encore de preuves : la sieste fait du bien même si elle est courte. Mais bien dormir, fait-il maigrir ou grossir ? Il ne faut pas toujours se fier au bon sens (ce n’est pas parce que l’on se repose un peu que l’on grossit !) ni aux proverbes : « qui dort dîne » ne signifie pas que lorsque l’on dort, on pourrait se passer de manger! Quel que soit l’âge, un déficit de sommeil est fortement associé à un risque accru de surpoids et d’obésité! Toutes les études épidémiologiques depuis 15 ans le montrent.
Depuis 40 ans, le temps de sommeil a été réduit de 1h30 en moyenne, particulièrement chez les plus jeunes et les adolescents. Cela s’est accentué avec le changement d’heure instauré en 1976 (lorsqu’il est 22h l’été il est 20h au soleil : impossible de se coucher, lorsqu’il est 7h du matin, il est 5h au soleil : impossible de se lever!). Mais ce sont surtout les écrans, télévisions, tablettes et autres portables ainsi que la perte du contrôle parental qui semblent en cause (30% des enfants de 10-12 ans dans le Nord ont la télé dans leur chambre!).
D’autre part après le dîner, quand on travaille et que l’on grignote pour tenir le coup, ce ne sont pas des légumes que l’on mange! Les études montrent que la dette de sommeil s’accompagne d’une augmentation de la prise alimentaire le lendemain sous l’effet d’une augmentation de la ghréline (hormone qui stimule l’appétit) et d’une diminution de la leptine (hormone qui diminue la sensation de faim). De même on observe une réduction de l’activité physique consécutive à ce défaut de sommeil. La compensation hebdomadaire le week-end ne suffit pas à éponger la dette de sommeil.
Il est très encourageant de montrer, au moins sur le court terme, qu’accroître le temps de sommeil réduit la prise alimentaire. Il faut maintenant montrer qu’un effet bénéfique sur le poids surviendra à moyen et long terme. Mais des conseils alimentaires et l’hygiène de vie (activité physique) associés sont indispensables. De ce point de vue, plusieurs études ont montré, au moins chez l’adolescent obèse, que l’exercice physique ne les faisait pas manger plus, mais intervenait comme une régulation de la prise alimentaire.
Il existe sans doute une grande inégalité entre individus, tant vis-à-vis du sommeil (les vrais petits dormeurs existent mais sont rares) que vis-à-vis du risque de surpoids (la génétique joue un rôle comme d’autres facteurs). Le déficit de sommeil ainsi que des perturbations des rythmes circadiens ont des conséquences métaboliques importantes. Ils sont sous l’effet de gènes eux-mêmes dépendant de l’alternance veille-sommeil, lumière-obscurité. Les études montrent clairement que les rythmes décalés et/ou le déficit de sommeil favorisent un profil d’insulino-résistance et de diabète de type 2.
A cela s’ajoutent les effets du travail décalé, posté ou de nuit qui, d’une part réduit la thermogénèse post-prandiale, d’autre part fait manger plus ou moins bien…
Une étude de l’Université McGill de Montréal (Canada), présentée à l’Académie des Sciences (PNAS) américaine, révèle un nouveau mécanisme induit par le travail de nuit : l’expression de gènes qui ne s’adapte pas au changement de l’horaire du sommeil. Or l’expression de ces gènes régule d’importantes fonctions corporelles. On comprend mieux que l’expression de ces gènes restant réglée sur une horloge biologique « de jour », le travail de nuit participe au risque de nombreuses conditions en particulier métaboliques.
L’étude Canadienne a été menée avec des participants en bonne santé soumis durant 5 jours à des quarts de travail nocturnes. Les participants étaient privés de tout repère lié à la lumière ou aux sons sur l’heure de la journée. Le premier jour, les participants se sont couchés à l’heure habituelle. Les 4 jours suivants, ils demeuraient éveillés la nuit et dormaient le jour. Les chercheurs ont effectué des prélèvements répétés d’échantillons sanguins sur une période de 24 heures, au départ et à la fin de l’étude afin de mesurer l’expression de plus de 20.000 gènes et identifier ceux dont l’expression variait au fil du cycle jour-nuit. L’équipe a montré, en particulier, que l’expression des gènes liés au système immunitaire et aux processus métaboliques ne s’adaptait pas avec le changement d’horaire de travail. Après passage à l’horaire de nuit, les chercheurs ont observé que :
· 25 % des gènes étudiés présentaient une perte de rythme ;
· 73 % n’ont pas réussi à s’adapter aux quarts de nuit et restaient alignés sur un horaire de jour ;
· moins de 3 % des gènes se sont adaptés — partiellement — à l’horaire de nuit
Cette analyse permet de mieux comprendre les changements moléculaires liés au décalage entre l’horaire du sommeil et des repas, et l’horloge biologique. Les chercheurs croient que les changements moléculaires observés pourraient contribuer à l’apparition de troubles de santé tels que le diabète, l’obésité et les maladies cardiovasculaires, qui sont plus fréquents chez les travailleurs de nuit de longue date.
Il reste maintenant à élargir la recherche à la vraie vie, en analysant l’expression des gènes de vrais travailleurs de nuit. C’est le cas d’environ 20 % de la population active du Canada, des États-Unis et de l’Europe. En France, 15% des Français travaillent en horaires décalés, on conçoit l’importance de ces rythmes de travail sur la santé métabolique de nos concitoyens.
Le microbiote intestinal varie en fonction des rythmes circadiens
La revue Science a présenté un travail intitulé “la dynamique du microbiote dans l’obésité”. Ce dernier participerait à la reprise de poids après un régime amaigrissant réussi quand il y a une alimentation “riche” et expliquerait l’effet “yoyo” en partie..Le microbiote subit des oscillations quotidiennes et contribue aux effets négatifs des perturbations du rythme circadien sur le métabolisme. Le grand problème est la consommation de produits sucrés pris lors du travail de nuit, pour “tenir le coup”: l’hyperglycémie chronique modifie l’intégrité de l’épithélium intestinal. La perturbation de la barrière intestinale va entrainer le passage de composants bactériens intestinaux dans la circulation sanguine, favorisant ainsi l’inflammation systémique et modifiant le métabolisme de l’hôte.
HORLOGE BIOLOGIQUE : Pourquoi il faut la caler sur le cycle jour-nuit
On ne compte plus les études portant sur les effets délétères d’un rythme de vie décalé ou d’un sommeil irrégulier sur le métabolisme et le risque de nombreuses maladies. Mais plus rares sont les recherches qui décryptent les processus associés à une horloge biologique décalée. C’est le cas de travaux d’une équipe de l’Université de Californie à San Diego qui révèle, à partir d’un modèle bactérien que l’incorporation de l’ADN dépend des pics et des creux des rythmes circadiens. Des travaux certes expérimentaux mais qui illustrent clairement toute l’importance d’aligner l’horloge biologique sur les cycles jour-nuit.
Le principe de base est de maintenir ou de revenir à un alignement de l’horloge biologique interne avec l’environnement externe afin que les processus biologiques de notre corps puissent se produisent au bon moment de la journée. L’étude fournit un exemple frappant de l’importance de maintenir l’horloge biologique interne alignée avec l’environnement externe afin que les processus se produisent dans le bon « timing » disent les chercheurs. La recherche sur les rythmes circadiens, nos schémas internes sur 24 heures qui affectent le réveil et les cycles métaboliques, a montré que le timing est essentiel pour la santé humaine. Lorsque nos activités et nos horloges circadiennes internes sont décalées par rapport au cycle naturel jour / nuit (par exemple en cas de travail par quart, de décalage horaire, d’une mauvaise hygiène de sommeil ou d’une exposition nocturne à la lumière bleue de nos écrans) nos processus biologiques sont perturbés, ce qui accroît notre risque de maladie. Cependant, on en sait encore peu sur les mécanismes moléculaires en cause.
L’équipe californienne travaille sur des bactéries photosynthétiques appelées cyanobactéries, ou « algues bleues », qui suivent elles-aussi un comportement régulé par l’horloge circadienne. Il y a de nombreuses maladies humaines caractérisées par un mauvais alignement des patients avec leur environnement. Cela peut résulter d’habitudes telles que l’exposition nocturne à la lumière, de mauvaises habitudes alimentaires ou de sommeil.
Les scientifiques constatent chez la cyanobactérie que ce décalage fait une grande différence : ils savent que les bactéries incorporent l’ADN de l’environnement. Ces processus garantissent une variation génétique nécessaire à l’évolution des espèces. Cette capacité à absorber l’ADN est étroitement réglementée car il serait préjudiciable à ces organismes de capturer sans discrimination des gènes étrangers. Ici, les chercheurs parviennent à identifier les mécanismes d’absorption d’ADN dans cette cyanobactérie et constatent que les horloges circadiennes internes de leurs cellules empêchent l’absorption d’ADN tôt dans la journée et accélèrent en revanche le processus tôt dans la nuit. Il s’avère que l’expression par l’horloge de certains gènes induits par l’obscurité au pic du crépuscule est essentielle pour absorber l’ADN de l’environnement ! Ainsi, lorsque l’obscurité se produit, l’horloge interne des cellules leur indique l’arrivée du crépuscule, et l’absorption d’ADN augmente considérablement.
En revanche, « faire » l’obscurité à des moments qui ne correspondent pas à l’heure de l’horloge interne ne parvient pas à stimuler l’incorporation de l’ADN. Quant à savoir pourquoi l’absorption de l’ADN est favorisée au crépuscule, les scientifiques ne savent pas encore l’expliquer. Ils suggèrent que ce réglage pourrait permettre d’éviter d’absorber de l’ADN dangereux lorsque les virus sont plus répandus, c’est-à-dire pendant la journée.
Sources :
- La Lettre de la Nutrition- Lettre d’Information des Thermes de Brides-Les-Bains® N°20 – Août 2016
Auteur : Jean-Michel Lecerf / Chef du service nutrition de l’Institut Pasteur de Lille
- Communiqué Université McGill Mai 2018 : Effets des horaires de nuit : l’expression des gènes ne s’adapte pas au changement de l’horaire du sommeil. Dr Boivin et all.
- Proceedings of the National Academy of Sciences (PNAS) Mai 2018 DOI : 10.1073/pnas.1720719115 Simulated night shift work induces circadian misalignment of the human peripheral blood mononuclear cell transcriptome
- Pr Christoph Thaiss et al. Revue Science, DOI:10.1126/science.aar3318, Décembre 2018
- Nature Communications. Avril 2020 . “ Circadian clock and darkness control natural competence in cyanobacteria ». Pr Susan Golden, directrice du Center for Circadian Biology. Université de San Diego