Peut-on envisager un avenir sans consommer des animaux dans nos assiettes ? Et si demain les éleveurs étaient dans des laboratoires? Et s’il ne suffisait que quelques cellules pour satisfaire la demande en protéines animales dans le monde ? Utopie ou réalité ? Désastre ou réussite ? Décryptage de l’agriculture cellulaire.
L’agriculture cellulaire est une branche interdisciplinaire de la science à l’intersection de la médecine, de la biologie et de l’agriculture. L’agriculture cellulaire capitalise sur les avancées en ingénierie tissulaire, science des matériaux, bio-ingénierie et biologie de synthèse pour concevoir de nouveaux modes de production de produits tels que le lait, la viande, les parfums ou encore la corne de rhinocéros, à partir de cellules et de micro-organismes. L’exemple le plus célèbre d’un produit issu de l’agriculture cellulaire est le burger à la viande in vitro du professeur Mark Post, qui a démontré en 2013 la faisabilité d’un tel produit.
un peu d’histoire
Bien que l’agriculture cellulaire soit une discipline scientifique récente, des produits issus de ce mode de production, tels l’insuline et la présure, ont été commercialisés dès le début du xxe siècle. En 1922, Frederick Banting, Charles Best, et James Collip soignèrent une patiente diabétique par injection d’insuline, initialement collectée à partir des pancréas réduits en poudre de porcs et de bovins. En 1978, Riggs, Itakura et Boyer insérèrent le gène portant les plans de construction de l’insuline humaine dans une bactérie E. coli, l’incitant à produire de l’insuline identique à celle synthétisée par l’homme. La grande majorité de l’insuline actuellement utilisée dans le monde est désormais de l’insuline humaine recombinante synthétisée par des levures ou des bactéries! En Mars 1990, l’agence américaine des produits alimentaires et médicamenteux, la fameuse FDA, a approuvé l’utilisation de bactéries génétiquement modifiées pour produire de la présure, faisant d’elles les premiers êtres vivants génétiquement modifiés pour produire de la nourriture. Dans la fabrication du fromage, la présure est un mélange d’enzymes qui transforme le lait en lait caillé et en lactosérum. Traditionnellement, la présure est extraite de la caillette, le quatrième estomac des jeunes ruminants. Aujourd’hui, la majorité de la fabrication fromagère utilise de la présure issue de bactéries, de champignons ou de levures génétiquement modifiés, car elle est plus pure, plus homogène et moins chère que la présure d’origine animale.
Depuis 2014, IndieBio, l’incubateur en biologie synthétique de San Francisco, a incubé plusieurs start-up pratiquant l’agriculture cellulaire, hébergeant Muufri (lait à partir de culture cellulaire), Clara Foods (blancs d’œufs à partir de culture cellulaire), Gelzen (gélatine à partir de bactéries et de levures), Afineur (grains de café fermentés) et Pembient (bio-synthétisation de corne de rhinocéros). Muufri et Clara Foods ont toutes deux été lancées par New Harvest.
En 2015, Mercy for Animals a créé une seconde organisation, nommée The Good Food Institute (GFI), qui promeut les substituts de viande, d’œufs et de produits laitiers ainsi que la viande in vitro comme alternatives aux produits d’origine animale. En Juillet 2016, New Harvest accueillait la première conférence internationale sur l’agriculture cellulaire à San Francisco.
il faut se projeter dans l’avenir
On peut se douter dès à présent que la production de protéines animales aura du mal à suivre la demande, pour des raisons multiples, à cause du réchauffement climatique, de la croissance de la population, de la pression environnementale : pour satisfaire la demande à venir en produits animaux, il faudrait plus de 600 millions d’hectares de terres agricoles supplémentaires, surfaces qui seront disputées entre l’agriculture et le logement. En plus, la production de bétail est responsable d’environ 14,5 % des émissions de CO2 mondiales. On voit difficilement comment son augmentation serait compatible avec la nécessité vitale de baisser ces émissions. Au-delà de contribuer au réchauffement climatique, la production animale est à l’origine de pollution aux nitrates ou encore aux phosphates, affectant les écosystèmes aquatiques et la santé humaine. Elle est également utilisatrice de ressources. Ainsi, près du tiers de l’eau utilisée en agriculture est utilisée pour le bétail. Bien sûr, il est important de noter que les systèmes d’élevage sont très variés et il en existe certains complètement intégrés à l’environnement. Cependant, pour produire en quantité, la majorité des exploitations dans le monde sont loin de cet idéal. Dans le monde, ce sont donc 26 % des surfaces qui sont destinées au pâturage du bétail et 33 % aux cultures nécessaires pour les nourrir. C’est beaucoup et nombre de ces surfaces contribuent à la déforestation et menacent la biodiversité.
L’homme dans l’espace et les bases-vie sur d’autres planètes sont pour demain. Il faudra vivre, se nourrir, être en autosuffisance alimentaire pour des séjours assez longs. On est déjà capable de cultiver des légumes hors-sol et l’agence spatiale européenne travaille depuis quelques années sur l’alimentation sur d’autres planètes comme Mars où des bases-vie pourront être installées dans un avenir proche. Toutes ces recherches sont importantes.
Aujourd’hui, beaucoup de consommateurs sont de plus en plus soucieux du bien-être animal, qui les pousse à réduire leur consommation, voire à la supprimer. Sur les réseaux sociaux, les lobbies montrent de nombreuses vidéos insoutenables d’animaux parqués à l’intérieur, sans espace, dans des conditions d’hygiène déplorables. 90 % de la production mondiale de viande et de poisson est réalisée dans des fermes-usines ou en aquaculture. Il faut aussi compter les risques liés aux résistances aux antibiotiques donnés aux animaux ou aux maladies zoonotiques qui ne font que s’accroître, la pandémie actuelle est là pour nous le rappeler.
Pour en rajouter une couche, l’OMS a classé les viandes transformées (type charcuterie) comme cancérogènes pour l’être humain et la viande rouge comme probablement cancérogène. Ainsi, chaque portion de 50 g de viande transformée consommée quotidiennement augmenterait de 18 % le risque de cancer colorectal. On comprend bien par ces chiffres, l’obligation de trouver des alternatives. Lesquelles ? Arrêter de consommer des protéines animales?, substituer par des protéines végétales ? Pourquoi ne pas produire des protéines animales sans pour autant élever des animaux?
Quoi de mieux qu’un produit qui ressemble trait pour trait à ceux que les consommateurs chérissent tant ? Certains diront que dans un burger, rien ne vaut un bon steak saignant mais une autre alternative est aujourd’hui possible grâce à l’agriculture cellulaire.
L’idée ? Utiliser des cellules souches d’animaux, prélevées par biopsie indolore, et leur fournir tout ce dont elles ont besoin pour se différencier et se développer en cellules musculaires par exemple. Pour cela, on ajoute des facteurs de croissance et des nutriments, pour imiter ce qui se passe naturellement. Il est donc possible de développer également des cellules graisseuses ou des tissus conjonctifs, pour à la fin former un steak on ne peut plus semblable à ceux que nous connaissons. Méthode décriée pour l’utilisation de sérum fœtal bovin pour la fourniture des facteurs de croissance (le fœtus est retiré du ventre de la mère gestante avant abattage), ce dernier l’est de moins en moins au profit d’hormones de croissance synthétiques. Du poisson ou encore des fruits de mer peuvent également être obtenus via la culture cellulaire. Il est également possible d’avoir recourt à des processus acellulaires : on insère les gènes des protéines souhaitées dans des levures ou bactéries. Par exemple, de la caséine pour le lait, de l’ovalbumine pour les œufs ou encore du collagène pour la gélatine. Ces procédés possèdent certains avantages pour les industries agroalimentaires. Tout en produisant des aliments aux propriétés identiques à celles de la viande conventionnelle, ils s’affranchissent de certains problèmes qui y sont liés. Ainsi, l’agriculture cellulaire permet une meilleure traçabilité, standardisation, sécurité des approvisionnements ou encore un coût qui serait moins élevé sur le long terme.
L’agriculture cellulaire a des atouts. Au-delà de s’inscrire dans le bien-être animal, elle possède des bénéfices santé, en évitant par exemple l’utilisation d’antibiotiques, de pesticides ou encore en réduisant le risque d’infection par des microorganismes. De plus, la transition vers ce type d’alimentation pourrait, sur le long terme, réduire le nombre d’animaux d’élevage.
D’un point de vue environnemental, les choses sont plus controversées: d’après de premières études, la viande cultivée émettrait moins de gaz à effet de serre (78 à 96 % moins que la viande conventionnelle), demanderait moins de besoins en eau (82 à 96 % moins), et nécessiterait moins de surfaces. Ce dernier point est indéniable, mais les autres plus discutables. La viande cultivée requiert en effet moins d’eau, mais cette dernière peut contenir des composés polluants qui sont rejetés dans l’environnement (hormones, facteurs de croissance…). En ce qui concerne les émissions de gaz à effet de serre, la production de viande cultivée demande énormément d’énergie, libérant du CO2. Or, les émissions liées au bétail sont essentiellement dues au méthane, qui possède un pouvoir de réchauffement plus élevé, mais une demi-vie plus courte que le CO2, ce qui rendrait ce système moins réchauffant à long terme. De nombreux paramètres sont à prendre en compte, d’autant plus qu’il n’existe à ce jour pas de production à grande échelle de viande cultivée, mais il semblerait qu’il n’y ait pas d’avantage significatif sur l’environnement.
Les études montrent également que de nombreuses personnes sont conscientes des problèmes associés à la viande conventionnelle et réduisent leur consommation sans pour autant y renoncer. Ils reconnaissent les avantages éthiques de la viande cultivée, mais sont plus réticents quant à la naturalité du produit et à ses effets santé. Il semblerait également que les interrogés préfèrent consommer de la viande cultivée plutôt que des alternatives à base de protéines végétales ou d’insectes.
Conclusion
L’agriculture cellulaire est un marché de niche. Cependant, les entreprises fleurissent aux Etats-Unis, en Europe et en Asie depuis une dizaine d’années. La majorité est focalisée sur la fabrication de steaks hachés, dont la structure est la plus facilement reproductible. En France, quelques start-up font de l’agriculture cellulaire : Gourmey fait dans le foie gras alors que Vital Meat s’oriente sur les volailles en général. En Europe, ce ne sera pas encore pour tout de suite ! En effet, cette technique est toute jeune, les premières preuves de concept de steak in vitro n’ont été développées qu’en 2013 par Mark Post aux Pays-Bas. Fin 2020, les premiers steaks cultivés ont été autorisés à la vente à Singapour. Un gage de sécurité pour d’autres gouvernements ? Il reste encore beaucoup de R&D derrière cette technique et donc beaucoup de besoins de financements. De plus, il faut encore travailler sur la faisabilité à l’échelle industrielle, les start-up les plus avancées n’étant qu’au stade d’usines pilotes. Affaire à suivre dans la décennie ! En Europe, ces aliments cultivés seraient a priori soumis à la réglementation Novel Food et de longs mois seront nécessaires pour voir l’aboutissement de cette démarche. Alors, convaincus ou pas ? Tenons-nous trop à la viande conventionnelle ? Préférons-nous plutôt nous tourner vers des alternatives végétales qui, elles au moins, peuvent être naturelles ? Ou sommes-nous au début de changements fondamentaux dans notre approvisionnement alimentaire ? Il est d’ores et déjà possible de mettre ce que l’on veut dans les steaks cultivés : vitamines, choix du ratio oméga 6 / oméga 3, minéraux… et en faire des concentrés de nutriments. On ne mangera évidemment pas que ça mais cette recherche biologique constitue une alternative et un progrès scientifique.
L’impact de l’élevage industriel sur la planète et l’augmentation de la population mondiale, qui devrait atteindre les 10 milliards d’habitants d’ici 2050, implique de repenser notre système alimentaire. C’est pourquoi nous devons aujourd’hui réfléchir à de nouvelles manières de produire des aliments sains, sûrs et compatibles avec les enjeux du siècle : respect de l’environnement et du bien-être animal, lutte contre l’antibiorésistance et insécurité alimentaire. Face aux limites qu’atteint l’élevage industriel pour répondre à la demande croissante de produits animaux d’une manière durable, l’agriculture cellulaire se pose comme solution complémentaire pour fournir la viande et les autres produits animaux que les consommateurs aiment.
Sources :
· ANIA : L’Agriculture cellulaire, février 2021 https://youtu.be/pno16EY0rG0
· Consultation nutrition n°113 – Mars 2021 Département nutrition Nutrimarketing
· Attitudes Towards Cultured Meat – Ipsos – 2019
· https://www.who.int/fr/news/item/07-11-2017-stop-using-antibiotics-in-healthy-animals-to-prevent-the-spread-of-antibiotic-resistance
· Consultation Nutrition 112 – NutriMarketing – Février 2021.
· https://www.iarc.who.int/wp-content/uploads/2018/07/pr240_F.pdf
· World Resources Institute, 2018
· Livestock and Landscapes – FAO – 2012
· Food & Pandemics Report: Part 1 – Making the Connection: Animal-Based Food Systems and Pandemics – ProVeg e.V. – Report. Berlin 2020
· Association Agriculture Cellulaire France Maison de la Vie Associative et Citoyenne du 9e 54 rue Jean-Baptiste Pigalle Boite aux Lettres n°98 75009 Paris